Dans une parabole familière, un groupe d’aveugles essaie de discerner la forme d’un éléphant, mais la perspective de chaque homme diffère selon qu’il touche la trompe, la défense ou la queue (Fig. 1). Après 2 500 ans d’étude de l’humour, les scientifiques ont également des points de vue différents sur ce qui rend les choses drôles (1). Nous présentons ici trois points de vue communs sur l’humour. Bien que chacune soit perspicace, aucune perspective ne suffit à expliquer pourquoi tant de choses dissemblables – attaques de chatouilles, comportements insensés, jeux de mots, absurdités et sitcoms – peuvent être humoristiques. Cependant, l’intégration des trois perspectives dans un compte rendu de l’humour comme une réponse à des violations bénignes discerne l’animal entier de ses parties et explique ainsi mieux comment le rire et l’amusement se produisent.
Dans une parabole, un groupe d’aveugles tente de discerner la forme d’un éléphant, mais chacun a une perspective différente selon ce qu’il touche. Dans l’étude de l’humour, les scientifiques n’ont de même généralement examiné que des aspects disparates, mais ont eu du mal à identifier l’ensemble de ce qui rend les choses drôles. Illustration de Dustin Rolstad.
Une perspective discute des fondements négatifs de l’humour. L’accumulation de preuves à travers les disciplines académiques identifie comment l’humour est généralement précédé par une violation, ou une sorte de menace pour le bien-être, l’identité ou la structure de croyance normative d’une personne (2). Les éthologues constatent que l’agression physique amicale, telle que les jeux brutaux ou les chatouilles, provoque le rire chez les animaux non humains, et que la soi-disant victime est celle qui rit le plus (3). Les anthropologues documentent la façon dont les gens, quelle que soit leur culture, participent à des relations de plaisanterie en se taquinant et en s’insultant mutuellement en utilisant « une combinaison particulière d’amabilité et d’antagonisme » (4). Même de simples déclarations verbales sont plus humoristiques lorsqu’elles sont illogiques (par exemple, « un cochon aux manières de table impeccables ») ou agressives (par exemple, « un âne qui donne des coups de pied sous la ceinture ») que lorsqu’elles sont logiques et non agressives (par exemple, « une vache qui mange de l’herbe ») (5). L’étymologie des mots liés à l’humour montre également le côté sombre de l’humour. Le mot « drôle » peut faire référence à quelque chose qui semble particulier, et dire que quelqu’un possédait de l’humour signifiait autrefois que la personne se comportait bizarrement ou était mentalement troublée (1).
Une deuxième perspective-ostensiblement conflictuelle- révèle que l’humour se produit lorsque les choses semblent sûres, ludiques, acceptables ou bénignes. Les psychologues constatent que des expériences effrayantes, anxiogènes et autrement négatives peuvent susciter l’humour lorsque la situation est ludique (1). Par exemple, des personnes informées qu’elles allaient extraire du sang d’un rat vivant ont été amusées de découvrir un rat jouet (6). De même, les participants à une expérience qui lisaient une histoire potentiellement humoristique sur une intrigue de meurtre ou une rencontre sexuelle étaient plus susceptibles de trouver l’histoire amusante lorsqu’ils la lisaient pour le plaisir (c’est-à-dire lorsqu’ils étaient dans un état d’esprit non sérieux) que lorsqu’on leur demandait d’en évaluer soigneusement le contenu . D’autres preuves proviennent d’études physiologiques qui montrent que le rire correspond à l’inhibition motrice et à la faiblesse musculaire, des changements associés au fait de se trouver dans un environnement sûr (8). En outre, les neuroscientifiques documentent la façon dont les blagues et les dessins animés activent les zones du cerveau associées à la positivité et à la récompense (9). Cette constatation est révélatrice car les émotions positives ne surviennent généralement que lorsque les gens se sentent à l’abri du danger et immunisés contre les préoccupations pressantes (10).
Une troisième perspective permet de réconcilier les deux précédentes en associant l’humour à des interprétations conflictuelles, ambiguës ou incongrues. Les linguistes proposent que l’opposition scénaristique – un texte qui peut être interprété de plusieurs façons opposées – est une caractéristique commune des blagues verbales (11). Par exemple, un boulanger pourrait interpréter le compliment « belles brioches » comme un éloge de ses talents de boulanger ou de son apparence. Les neuroscientifiques affirment que la perception de l’humour correspond à une activation des zones cérébrales associées à la détection des incongruités, notamment la jonction temporo-occipitale (9). Les vidéos humoristiques (par exemple, un enfant catapulté en l’air par un canapé gonflable) provoquent une plus grande activation de la jonction temporo-occipitale que les clips positifs non humoristiques (par exemple, des enfants faisant de la breakdance) ou les clips neutres non humoristiques (par exemple, des enfants faisant du vélo) (12). Même les réponses comportementales aux chatouilles suggèrent des interprétations contradictoires ; les sujets expérimentaux chatouillés montrent des mouvements faciaux associés à la fois à l’inconfort (par exemple, des grimaces) et au plaisir (par exemple, des sourires) (13).
La mise en commun des perspectives suggère que les gens ressentent de l’humour lorsque : (i) quelque chose semble menaçant, négatif ou mauvais ; (ii) les choses semblent sûres, acceptables ou correctes ; et (iii) les deux interprétations se produisent en même temps. En d’autres termes, l’humour est déclenché par des violations bénignes (Fig. 2). Les violations bénignes sont probablement apparues au cours du développement comme des menaces pour le bien-être physique, comme la présence d’un « agresseur » dans un jeu brutal. Cependant, au fur et à mesure que les humains ont évolué pour développer un sens complexe du soi et des systèmes de culture et de logique, la liste des choses qui pourraient mal tourner (tout en restant correctes) s’est élargie, passant des provocations physiques (par ex, les chatouilles, les combats de jeux) pour inclure les menaces à l’identité (par exemple, les comportements insensés, les taquineries), la logique (par exemple, les absurdités), les normes de communication (par exemple, les sarcasmes, les jeux de mots) et les normes sociales (par exemple, la plupart des scènes de Seinfeld).
Des preuves interdisciplinaires suggèrent que l’humour découle de perceptions simultanées que quelque chose est menaçant ou mauvais (violation) et inoffensif ou correct (bénin).
Un compte de violation bénin aide à expliquer pourquoi des expériences apparemment divergentes déclenchent l’humour. Les chatouilles peuvent susciter le rire parce que le chatouilleur se comporte comme un agresseur, mais l’attaque par chatouilles est ludique et inoffensive. Les jeux de mots, en revanche, comportent généralement une faute de grammaire ou violent une norme de communication tout en étant corrects selon une autre norme. Par exemple, les fautes d’orthographe dans « I’ve relished the fact that you’ve mustard the strength to ketchup with me » (J’ai savouré le fait que vous ayez eu la force de faire du ketchup avec moi) sont toutes correctement orthographiées par l’homonyme condiments hotdog. Et comme l’illustre le compliment « nice buns », de nombreux jeux de mots complètent la violation linguistique ou de communication par un double sens ou une autre interprétation taboue.
Le compte rendu permet également d’expliquer pourquoi des expériences similaires déclenchent le rire dans certains contextes mais pas dans d’autres. Par exemple, le même toucher qui provoque le rire d’un chatouilleur de confiance ne déclenchera pas le rire si le chatouillement est auto-infligé (pas de violation), ni si le chatouilleur est un étranger effrayant (pas bénin). De même, les jeux de mots sont humoristiques lorsqu’ils peuvent être interprétés comme étant à la fois mauvais et acceptables. Par exemple, « nice bread » manque de la violation qui rend « nice buns » humoristique, alors que « nice butt » manque de l’interprétation bénigne.
Ce qui est humoristique est hautement subjectif et varie considérablement d’une personne à l’autre et d’une culture à l’autre. Un compte de violation bénigne permet d’expliquer pourquoi. Un comportement stupide, tel qu’un orateur principal qui oublie de fermer sa braguette, peut amuser un public qui ne se soucie pas de la réputation de l’orateur (violation bénigne), embarrasser la famille de l’orateur (non bénigne), et – tant qu’il reste inconscient de son oubli – n’avoir aucun effet sur l’orateur lui-même (aucune violation). De même, des flatulences audibles lors d’un dîner familial formel peuvent horrifier une mère qui considère la transgression sociale comme inacceptable (non bénigne), amuser un adolescent qui n’a pas encore intériorisé les normes de l’étiquette du dîner (violation bénigne), et n’avoir aucun effet sur un bébé qui ne sait pas que les gens ne sont pas censés se comporter ainsi (aucune violation). Même les blagues des sitcoms populaires, comme Seinfeld, peuvent sembler trop banales pour certains téléspectateurs (pas de violation) mais trop osées pour d’autres (pas de violation bénigne). Les cultures diffèrent dans ce qu’elles considèrent comme humoristique, en grande partie parce qu’elles ont des normes différentes pour ce qui est mal et ce qui est bien. Par exemple, une représentation caricaturale de Mahomet peut être humoristique pour certaines cultures occidentales qui considèrent l’image hérétique comme acceptable (c’est-à-dire une violation bénigne) mais pas pour les musulmans, qui considèrent les représentations caricaturales du prophète comme intolérables (c’est-à-dire non bénignes).
Embrasser une perspective intégrée et transdisciplinaire sur l’humour, laisse néanmoins plusieurs questions sans réponse. Les recherches futures devront clarifier les conditions spécifiques nécessaires pour déclencher trois appréciations distinctes : qu’un stimulus est une violation, que le stimulus est bénin, et que le stimulus est les deux à la fois. À mesure que notre compréhension de l’humour s’approfondira, les scientifiques pourront peut-être se tourner vers une question encore plus perplexe, mais néanmoins importante : comment les gens peuvent-ils vivre une vie plus humoristique ? Améliorer la capacité des gens à produire et à apprécier l’humour serait grandement bénéfique pour les relations et le bien-être, sans parler de beaucoup de mauvaises sitcoms.